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À l’occasion d’un workshop organisé à Bordeaux en octobre 2015, Act’Image a reçu Jane Evelyn Atwood. La photographe américaine née à New York en 1947 est connue pour ses travaux documentaires réalisés au long cours. Dans les prisons, au sein de plusieurs instituts pour jeunes aveugles ou encore en Haïti, les photos de Jane Evelyn parlent de notre époque et du monde qui nous entoure. Rencontre.

Avec votre appareil, vous avez poussé des portes souvent closes. Vous vous êtes intéressé aux prostituées, aux légionnaires ou aux aveugles. Un de vos travaux parle d’un patient atteint du sida. Comment est né ce travail?

Jane Evelyne Atwood : Nous sommes à Paris en 1987. À l’époque un climat de peur règne autour de cette nouvelle maladie. Contrairement aux États-Unis, en Europe on ne connaît pas le visage du sida. C’était trop important, on ne voyait personne avec la maladie, il fallait le montrer, montrer que ces gens ne sont pas des fantômes. J’ai contacté trois médecins. L’un d’entre eux m’a répondu, il voulait comme moi donner un visage à la maladie et aux malades. J’ai passé plus qu’un an dans son hôpital, mais finalement j’ai pu rencontrer Jean-Louis, la personne que j’ai ensuite photographié grâce à une amie. Jean-Louis avait 43 ans, malade depuis trois ans. Il n’était pas un artiste, il n’avait aucun moyen d’exprimer sa maladie, et il voulait faire partie de ce projet. J’ai commencé ce travail le 16 juillet 1987. Jean-Louis est décédé le 26 novembre de la même année.

Quand on s’intéresse à ce genre d’histoire, comment fait-on la part des choses entre ce que l’on montre et ce que l’on ne montre pas ?

Jane Evelyne Atwood : Il faut montrer oui, mais il faut savoir doser ce que l’on montre. Oui, la maladie est dure, il faut montrer ce côté, mais pas seulement. Je me suis intéressée à la vie quotidienne de Jean-Louis. Ce reportage est mon premier travail militant, je voulais informer un public ignorant.

Dans votre ouvrage « Extérieur Nuit » vous vous intéressez aux jeunes aveugles.

Jane Evelyne Atwood : À Paris je prenais un bus qui passait devant l’Institut national des jeunes aveugles. Il y avait trois aveugles qui montaient dans le bus et qui descendaient à l’École. Ils m’ont fasciné. Un jour la ville de Paris a changé le bus pour un qui va, probablement, à l’aéroport – les premières sièges n’existaient plus, il y avait une espace pour les valises. J’ai regardé pendant que les trois aveugles essayaient à comprendre, touchant avec leurs mains et leur canes blanches l’espace où, avant, il y avait les sièges. C’est cette anecdote visuelle qui m’a donné envie de faire ce travail.

Comment a commencé ce travail ?

Jane Evelyne Atwood : J’ai rencontré le directeur de l’institut. Nous avons discuté du regard, de l’image et de photographie. Il m’a autorisé à venir dans l’école, c’est comme ça que j’ai commencé. J’ai travaillé sur ce sujet pendant 10 ans et je continue encore aujourd’hui. Étonnamment, le fait de photographier des gens qui ne voient pas m’apprit à mieux voir. Pour moi, c’est incroyable de penser que des gens ne voient pas. L’idée de ne pas pouvoir voir me fascine et en même temps ça me terrifie.

Comment travaillez-vous ?

Jane Evelyne Atwood : Je travaille sur un seul sujet personnel à la fois. Je ne peux pas me disperser. Comme je travaille souvent pendant très longtemps sur un projet, je réalise entre-temps des commandes. Je participe à des workshop et je vends des tirages. Parfois je commence à travailler grâce à une commande, comme en Haïti. Puis j’ai envie de continuer et mon travail devient une histoire personnelle.

Pouvez-vous revenir sur le travail qui vous a « mis le plus en colère, mais qui vous a le plus passionné » selon vos mots. Celui sur les femmes en prison ?

Jane Evelyne Atwood : Une fois de plus le contexte est important car en 1989 on ne voyait jamais de photos de femmes en prison. C’est un projet long qui a duré de 1989 à 2000. Je me suis retrouvée dans une situation unique: être à l’intérieur d’une prison. Pour moi c’était une évidence, car j’ai toujours été fascinée par les mondes clos.

J’ai fait douze prisons en France, et 40 prisons en tout, dans neuf pays d’Europe, Europe del’Est, et aux Etas-Unis, inclus le couloir de la mort. Si je fais le calcul, j’ai été incarcérée pendant un an … mais je pouvais sortir à tout moment.

Ce travail a-t-il été difficile à mener à bien ?

Jane Evelyne Atwood : Je ne connaissais rien à la prison, je ne savais pas ce que j’allais trouver derrière les barreaux. Photographier la prison est un challenge chaque seconde car tout est programmé, organisé, tu n’as pas le droit de traîner, d’attendre une image. Il faut avoir la patience de continuer et de revenir encore et encore.

Après des décennies de pratique photographique, auriez-vous quelques conseils à donner à un jeune photographe ?

Jane Evelyne Atwood : Il faut avoir quelque chose à dire, il faut être curieux, rester sceptique. Il faut avoir beaucoup de patience. Et il faut être bon…!

Le texte tient une place essentielle dans certains de vos ouvrages. Quelle relation entretenez-vous avec l’écriture ?

Jane Evelyne Atwood : Pour moi le texte, ou l’absence de texte, est très important. Des fois j’éprouve le besoin d’écrire sur certaines histoires et des fois non. Pour les prisons je me suis sentie obligée de partager la voix des prisonnières avec le lecteur. J’écris quand je suis attachée aux gens, quand je les connais. En Haïti où j’ai fait de la photographie de rue je ne connaissais pas les gens. Et je voulais une voix haîtienne, c’est pour cela que j’ai contacté un grand auteur haïtien, Lyonel Trouillot, qui a accepté d’écrire.

Peut-on se libérer d’un sujet ?

Jane Evelyne Atwood : Mes sujets ne me quittent jamais complètement. Les sujets restent toujours en moi. Quand on fait un sujet, on doit être “habité” par le sujet, mais si on est trop affecté il ne faut pas le faire. Ma façon de travailler est très particulière. Faire des images comme moi, ce n’est pas pour tout le monde.

Vous venez de publier un livre (Jane Evelyn Atwood par Christine Delory-Momberger) avec, en couverture, votre célèbre autoportrait au serpent.

Jane Evelyne Atwood : Mon père a toujours eu des serpents, ils ne me font pas peur. Celui sur la couverture s’appelle Monty Python. Ce livre est un ensemble d’entretiens, une conversation entre deux femmes. Christine Delory-Momberger me pose des questions qui l’intéressent. Je travaille toujours donc ce ne sont pas mes mémoires, l’histoire n’est pas terminée.

Propos recueillis par Eugénie Baccot // www.eugeniebaccot.com